Accoster

Un film de Olivier Derousseau
Couleur / Noir et blanc, 35 mm & Super 8, 55’, France, 2007

Réalisé avec : Hervé Lemeunier, Aurélie Bressy, Rémi Cneude, Bruno Bonnefoy, Anne Sabatelli
Image : Kamel Belaïd, Catherine Briault
Son : Anne Sabatelli
Musique : Xavier Vandenberghe
Montage : Sébastien Descoins
Production : Chaya films
Première projection FID Marseille 2007

Un départ, la fin de quelque chose. Nous devions quitter une maison promise à la démolition. Cette maison, lilloise – de bois recouverts d’une peau de briques, autrefois habitée par des bourgeois en villégiature, fut un refuge pour des gens qu’on ne tarda pas, à l’aube du XXIème siècle, à qualifier « de précaires ». Ses murs et fenêtres furent témoins d’évènements heureux, de déchirures, d’arrivées impromptues, de décisions sans retour, de sommeils et de veilles indécentes, de préparations laborieuses.  Je me suis mis à photographier cette maison alors qu’il fallait en partir. Il s’avère qu’à ce moment là, la pensée et le travail de Fernand Deligny occupaient une place quotidienne. Ces phrases notamment :  » Nous sommes hantés par un peuple d’images, si vous entendez hanter comme quelqu’un d’antan l’aurait entendu, c’est-à-dire habités tout simplement. Mais aussi : « le cinéma, un toit pour les images qui n’ont plus de maisons ».  Un livre de Jacques Rancière aussi : « Courts voyages au pays du peuple ». Il fallait quitter une demeure à demeurés et envisager un accostage. O.D

Il y a d’abord ce que l’on quitte, c’est-à-dire ce que l’on peut regarder. Ce « c’est-à-dire » est l’un des pièges dans lesquels a été pris le cinéma : regarder/enregistrer, c’est autoriser la disparition. D’où peut-être que le film, en inscrivant littéralement son point de vue (une fenêtre), expose celui-ci comme une sorte de viseur.
Filmer, c’est toujours mettre en joue. Ce que l’on va (re-)garder, c’est ce qui ne restera pas.
Ainsi en va-t-il du monde dans lequel il y avait le peuple ouvrier, avant son extermination – le peuple ouvrier et ses enfants, à Lille en 1933. Détruire les usines, c’est détruire le peuple ouvrier – dans l’exacte mesure où ce n’est pas ce peuple qui les détruit. Ainsi en va-t-il de la maison que l’on ne peut voir qu’avec ou depuis une autre maison, celle où l’on va. Mais ce qui importe alors, et ce qu’indique le titre du film, c’est justement qu’autre chose arrive, et c’est cette autre chose, aussi, qui est filmée.
Le mur peint en blanc, pour un autre commencement. Un autre cinéma arrive à ce moment. Ce qui est filmé, c’est un lien de parole entre deux personnages. Un lien de parole n’est pas nécessairement – pas essentiellement ici – un dialogue. Il y a plutôt une parole et une écoute, une co-présence en tout cas, et qui n’est pas muette. (Perrault disait que son objet, au cinéma, était la parole humaine ; et dans le dernier numéro de la revue Cinéma, l’article sur Cavell : ce dernier voit le cinéma comme le lieu où il est possible de faire l’épreuve de la parole.) Paradoxe, peut-être, d’insister sur la parole, pour un film qui assume avec tant de bonheur – avec ce qu’on sait du bonheur, qu’il n’est pas gai – le silence (là où, dans Bruit de fond, le besoin de dire se faisait trop écrasant à certains moments).
Ici, donc, on commence par soustraire la parole. D’abord les lieux, et l’arrivée de la lumière. Le projet écrit insistait sur ce que le film redonne vivement : habiter, c’est se tenir sur les seuils. C’est par là qu’entre la lumière, c’est de là que se voit le monde. À se tenir là, rien n’apparaît plus proche que les nuages, le vent. Il y a les jeunes hommes : celui par qui arrive un autre commencement ; et ceux dont le lien muet est le revers apparenté au lien de parole que nous donnera la dernière partie du film.
Il faudrait dire aussi comment arrive la couleur – par les fleurs. Dans les Remarques sur les couleurs, Wittgenstein écrit : « la psychologie, quand elle parle de l’apparence, relie l’apparence à l’être. Mais nous, nous ne pouvons parler que de l’apparence, autrement dit nous relions l’apparence à l’apparence ». C’est une possible définition du montage. (…)
Muriel Combes & Bernard Aspe